La semaine dernière, je vous parlais de la coutume népalaise du Chhaupadi, qui consiste à ostraciser cruellement les femmes, chaque mois pendant leurs règles.
Cette tradition se fonde sur le préjugé hindou qui affirme que les femmes sont impures pendant leurs périodes de menstruation. Les Hindoues doivent donc se soumettre à des codes contraignants et discriminatoires :
- Interdiction d’entrer dans un temple et de pratiquer des rites d’offrandes aux dieux (impureté rituelle de la femme)
- Interdiction des rapports sexuels ou même tactiles entre époux (impureté physique de la femme)
- Interdiction de préparer les repas et d’entrer dans la cuisine (la femme perçue comme source de pollution et de contamination)
- Obligation de se purifier rituellement à la fin des règles
Ces règles ont été édictées dans les Lois de Manou (Manu Smriti), un code cosmogonique et législatif très ancien, qui a par ailleurs instauré le système des castes et de l’intouchabilité.
Or, dans notre culture, on retrouve les mêmes poncifs sur la saleté du sang menstruel et sur l’impureté des femmes.
Petit tour d’horizon dans le bassin méditerranéen :
Dans le judaïsme, le Talmud a instauré la Niddah, un ensemble de lois de « pureté familiale » qui imposent aussi une période de séparation physique des époux. La femme doit également se purifier dans le mikvé (bain rituel) avant de pouvoir avoir des rapports sexuels avec son mari ou entrer dans une synagogue. La période d’impureté est néanmoins prolongée jusqu’à une semaine après la fin des règles. Les femmes sont donc considérées comme impures pendant près de la moitié de leur cycles menstruels.
Le Talmud, source de la loi juive – original photo by hooktothejaw (Flickr)
La Niddah s’appuie sur des textes de de l’Ancien Testament qu’on retrouve aussi dans la Bible chrétienne. Tous les écoulements du corps humain y sont considérés comme des déchets impurs, le sang utérin au même titre que les crachats, l’urine ou le sperme.
Les lochies sont les écoulements de sang, de débris de muqueuses et de sécrétions, qui surviennent durant quelques semaines après l’accouchement.
Lv 12:1- |
Yahvé parla à Moïse et dit : |
Lv 12:2- |
Parle aux Israélites, dis-leur : Si une femme est enceinte et enfante un garçon, elle sera impure pendant sept jours comme au temps de la souillure de ses règles. |
Lv 12:3- |
Au huitième jour on circoncira le prépuce de l’enfant |
Lv 12:4- |
et pendant trente-trois jours encore elle restera à purifier son sang. Elle ne touchera à rien de consacré et n’ira pas au sanctuaire jusqu’à ce que soit achevé le temps de sa purification. |
Lv 12:5- |
Si elle enfante une fille, elle sera impure pendant deux semaines, comme pendant ses règles, et restera de plus soixante-six jours à purifier son sang. |
Lv 12:6- |
Quand sera achevée la période de sa purification, que ce soit pour un garçon ou pour une fille, elle apportera au prêtre, à l’entrée de la Tente du Rendez-vous, un agneau d’un an pour un holocauste et un pigeon ou une tourterelle en sacrifice pour le péché. |
Lv 12:7- |
Le prêtre l’offrira devant Yahvé, accomplira sur elle le rite d’expiation et elle sera purifiée de son flux de sang. Telle est la loi concernant la femme qui enfante un garçon ou une fille. |
Lv 12:8- |
Si elle est incapable de trouver la somme nécessaire pour une tête de petit bétail, elle prendra deux tourterelles ou deux pigeons, l’un pour l’holocauste et l’autre en sacrifice pour le péché. Le prêtre fera sur elle le rite d’expiation et elle sera purifiée. |
Notez qu’une femme est deux fois plus impure après avoir accouché d’une fille qu’après avoir accouché d’un garçon.
Le chapitre 15 décrit de manière particulièrement créative la chaîne de propagation de la « souillure » des règles.
Lv 15:1- |
Yahvé parla à Moïse et à Aaron, et dit : |
[…] |
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Lv 15:18- |
Quand une femme aura couché maritalement avec un homme, ils devront tous deux se laver à l’eau, et ils seront impurs jusqu’au soir. |
Lv 15:19- |
Lorsqu’une femme a un écoulement de sang et que du sang s’écoule de son corps, elle restera pendant sept jours dans la souillure de ses règles. Qui la touchera sera impur jusqu’au soir. |
Lv 15:20- |
Toute couche sur laquelle elle s’étendra ainsi souillée, sera impure ; tout meuble sur lequel elle s’assiéra sera impur. |
Lv 15:21- |
Quiconque touchera son lit devra nettoyer ses vêtements, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir. |
Lv 15:22- |
Quiconque touchera un meuble, quel qu’il soit, où elle se sera assise, devra nettoyer ses vêtements, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir. |
Lv 15:23- |
Si quelque objet se trouve sur le lit ou sur le meuble sur lequel elle s’est assise, celui qui le touchera sera impur jusqu’au soir. |
Lv 15:24- |
Si un homme couche avec elle, la souillure de ses règles l’atteindra. Il sera impur pendant sept jours. Tout lit sur lequel il couchera sera impur. |
Lv 15:25- |
Lorsqu’une femme aura un écoulement de sang de plusieurs jours hors du temps de ses règles ou si ses règles se prolongent, elle sera pendant toute la durée de cet écoulement dans le même état d’impureté que pendant le temps de ses règles. |
Lv 15:26- |
Il en sera de tout lit sur lequel elle couchera pendant toute la durée de son écoulement comme du lit où elle couche lors de ses règles. Tout meuble sur lequel elle s’assiéra sera impur comme lors de ses règles. |
Lv 15:27- |
Quiconque les touchera sera impur, devra nettoyer ses vêtements, se laver à l’eau, et il sera impur jusqu’au soir. |
Lv 15:28- |
Lorsqu’elle sera guérie de son écoulement, elle comptera sept jours puis elle sera pure. |
Lv 15:29- |
Le huitième jour elle prendra deux tourterelles ou deux pigeons qu’elle apportera au prêtre à l’entrée de la Tente du Rendez-vous. |
Lv 15:30- |
De l’un le prêtre fera un sacrifice pour le péché et de l’autre un holocauste. Le prêtre fera ainsi sur elle, devant Yahvé, le rite d’expiation de son écoulement qui la rendait impure. |
Lv 15:31- |
Vous avertirez les Israélites de leurs impuretés, afin qu’à cause d’elles ils ne meurent pas en souillant ma Demeure qui se trouve au milieu d’eux. |
Lv 15:32- |
Telle est la loi concernant l’homme qui a un écoulement, celui que rend impur un épanchement séminal, |
Lv 15:33- |
la femme lors de la souillure de ses règles, l’homme ou la femme qui a un écoulement, l’homme qui couche avec une femme impure. |
J’espère que vous avez apprécié le glissement du champ lexical de la saleté vers celui du péché et de l’expiation. Les caractéristiques biologiques de la féminité (enfanter et avoir ses règles) sont un péché. Être une femme est une faute morale.
Dans l’islam, la question de la pureté spirituelle des femmes se pose aussi, et donne lieu à un vif débat sur Internet, où l’anonymat des pseudos permet de poser des questions taboues : beaucoup pensent qu’une femme ne peut toucher ou lire le Coran pendant ses règles, mais certains affirment qu’il s’agit d’une superstition sans fondement dans le Coran.
En France, les croyances populaires attribuaient aussi un pouvoir nuisible au sang menstruel : faire pourrir les réserves de viande, faire mourir les essaims d’abeilles, faire noircir le sucre au cours de son raffinage… A tel point qu’on vantait aussi son utilité dans les champs cultivés, pour éradiquer les sauterelles ou les chenilles.
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Face à ces croyances, que nous disent les voix de la raison ?
Pline l’Ancien, philosophe de l’Empire Romain et auteur de l’encyclopédique « Histoire Naturelle », ne fait pas mieux : « Aux approches d’une femme dans cet état, les liqueurs s’aigrissent, les grains qu’elle touche perdent leur fécondité, les essaims d’abeilles meurent, le cuivre et le fer rouillent sur-le-champ et prennent une odeur repoussante »
Dr Bela Schick
Plus près de nous, en 1920, à Vienne, le Docteur Bela Schick (de religion juive) invente la théorie pseudo-scientifique des ménotoxines, qui cautionne les préjugés populaires. Selon lui, dans les règles se trouvent des substances toxiques, qu’il appelle « ménotoxiques », qui se répandraient dans le corps de la femme et s’en échapperaient par les pores de la peau, contaminant l’environnement.
Il aurait ainsi scientifiquement observé qu’un bouquet de fleurs se fanait dans les mains d’une jeune fille ayant ses règles… Il nota également que les dites ménotoxines empêchaient le levain de lever, et la bière de fermenter… Peu après, il émigra aux Etats-Unis où ses travaux sur la diphtérie ont été plus heureux et pertinents.
Il ne fut pas le seul docteur à se fourvoyer en la matière : David Macht (1924), Olive Watkins Smith, George Van S Smith (1950)…
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De Manou à Pline, de Yahvé à Moïse et au Dr Schick, ce sont donc des êtres masculins qui ont codifié l’impureté des femmes.
Toutes ces autorités (dieu, sages ou scientifiques) le martèlent : non seulement la femme est impure pendant ses règles, mais elle rend impur ce et ceux qu’elle touche. La menstruation est le signe tangible que les femmes, impures et polluantes, représentent une menace à endiguer.
La constance de ces préjugés dans l’espace et le temps est remarquable. Est-ce à cause de la continuité des échanges culturels sur la Route de la Soie ?
Ou est-ce le travers constitutif de toutes les sociétés patriarcales que de culpabiliser et humilier les femmes pour leur nature biologique ? La réponse est dans la question.
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Références :
Jean-Yves LE NAOUR et Catherine VALENTI, « Du sang et des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle Époque », CLIO. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 14 | 2001, mis en ligne le 03 juillet 2006, consulté le 25 juillet 2012. URL : http://clio.revues.org/114 ; DOI : 10.4000/clio.114
Hindu Ethics: Purity, Abortion, and Euthanasia by Harold G. Coward, Julius Lipner, Katherine K. Young (SUNY Press, 1989)
Joëlle Allouche-Benayoun, « Evyatar Marienberg, Niddah. Lorsque les juifs conceptualisent la menstruation », CLIO. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 28 | 2008, mis en ligne le 16 décembre 2008, consulté le 25 juillet 2012. URL : http://clio.revues.org/9092
The Curse: A Cultural History of Menstruation By Janice DeLaney, Mary Jane Lupton, Emily Toth (University of Illinois Press, 1988)